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Les faubourgs d’Edfou étaient presque silencieux. On échangeait des marchandises en réduisant au minimum la procédure de troc, et l’on gardait en permanence un œil sur les policiers hyksos qui arpentaient sans cesse les ruelles et les places. Ils arrêtaient n’importe qui sous n’importe quel prétexte, et personne ne sortait indemne de leurs interrogatoires. Au mieux, le suspect avait les membres brisés ; au pire, il était déporté dans une mine de cuivre.
Le frère du pêcheur avait abandonné Ahotep et Séqen près du temple d’Horus. Des croisillons de bois en obstruaient l’entrée, car l’empereur avait interdit que l’on célébrât le culte du faucon divin, protecteur de Pharaon. Désormais, seul Seth d’Avaris devait être considéré comme tel.
Un marchand d’amulettes, aussi laides qu’inefficaces, s’approcha du couple.
— Elles ne sont pas chères et elles protégeront votre enfant. Je vous en donne quatre pour le prix de deux.
— Nous cherchons le gouverneur Emheb, dit Séqen.
Le marchand s’éloigna à pas pressés.
— Pourquoi refusent-ils tous de parler de leur gouverneur, interrogea Ahotep, sinon parce qu’il s’est vendu aux Hyksos ?
— Nous avons la réponse que nous étions venus chercher, conclut Séqen. Décampons.
Le couple longea le mur sud du temple puis se dirigea vers les faubourgs.
Mais cette fois, à la porte de l’est, se tenaient des policiers hyksos armés d’épées et de gourdins. Toute tentative de fuite était vouée à l’échec.
Des paysans sortirent de la ville sans avoir été interrogés. Séqen et Ahotep leur emboîtèrent le pas.
— Vous deux, questionna un policier, où allez-vous ?
— À notre barque, répondit Séqen. Nous sommes des pêcheurs.
— Il paraît que vous posez des questions sur le gouverneur…
— Nous aurions aimé le rencontrer, reconnut Ahotep.
— Pour quelle raison ?
— Le supplier de nous offrir une nouvelle barque. La nôtre est pourrie.
— Cette histoire ne tient pas debout. Suivez-nous.
Séqen aurait peut-être pu se débarrasser des trois policiers qui les emmenaient vers le centre d’Edfou, mais il craignait qu’Ahotep ne fut blessée pendant l’échauffourée. Aussi avait-il adopté une autre stratégie : quand il serait mis en présence d’Emheb, il le prendrait en otage.
Car, comme le roi se l’était juré, la reine et lui sortiraient indemnes de cette ville.
Le palais du gouverneur ressemblait à celui de Titi de Coptos. Des scribes remplissaient des papyrus dans leurs bureaux vétustes, des policiers nettoyaient mollement leurs armes et des chats errants guettaient la moindre parcelle de nourriture.
— Entrez là.
Une remise, obscure et sale.
— Quand verrons-nous le gouverneur ? demanda Séqen.
— Tu es un obstiné, toi ! Rassure-toi, tu le verras.
La porte se referma.
Entassés sur un sol de terre battue, des sandales usées et des chiffons sales.
Séqen examina le local et repéra un trou dans le mur du fond.
— Je peux l’agrandir. On s’enfuira par là !
— Pas question, rétorqua Ahotep. Il faut affronter cet Emheb.
— Et s’ils ne nous font sortir d’ici que pour nous exécuter ?
— Le gouverneur nous recevra, j’en suis sûre. Je m’agenouillerai devant lui, je prendrai son arme et je le menacerai de lui trancher la gorge s’il ne nous accorde pas un bateau qui nous ramènera tous les trois à Thèbes. Ce traître ne le sait pas encore, mais il est déjà notre prisonnier.
Séqen serra son épouse dans ses bras. La douceur de sa peau parfumée lui fit oublier leur prison malodorante.
Quand la porte s’ouvrit, ils étaient toujours enlacés.
— Suivez-moi, les tourtereaux ! ordonna un policier.
— On va enfin voir le gouverneur ? interrogea Séqen d’une petite voix craintive.
— Avancez, et vite !
Au centre de la cour, un billot dans lequel était plantée une hache.
Séqen aurait-il le temps de s’en emparer pour abattre le bourreau ?
— Par ici !
Ils s’éloignèrent du lieu du supplice et furent poussés dans une salle d’audience à quatre colonnes dont les peintures étaient défraîchies.
Un homme à la corpulence étonnante vint au-devant des prisonniers. En lui, tout était large : les yeux, le nez, les épaules et même les oreilles ! La panse rebondie, il avait l’allure d’un bon vivant, mais un regard dur démentait cette apparence.
— C’est moi que vous cherchez, jeunes gens ?
— Si vous êtes le gouverneur Emheb, oui ! répondit Séqen.
— Toi, la fille, montre-moi tes mains.
Ahotep s’exécuta.
— Elles sont fines, jolies, et ne sentent pas le poisson.
— C’est mon mari qui pêche.
Avec une vivacité surprenante pour un homme aussi enveloppé, Emheb déchira le haut de la tunique de Séqen.
— Ça ne sent pas le poisson non plus ! Qui êtes-vous vraiment ?
Le gouverneur ne portait pas d’armes, les policiers se tenaient trop loin de Séqen pour qu’il puisse se saisir des leurs sans livrer combat. Ils auraient le temps d’alerter leurs collègues, et le roi succomberait sous le nombre. Et, vu le cou d’Emheb, impossible de l’étrangler !
— Pourquoi as-tu trahi ton pays ? demanda Ahotep avec gravité.
L’intensité de son regard troubla le gouverneur.
— Vous êtes des Thébains, n’est-ce pas ?
— C’est ton jour de gloire, Emheb. Toi et tes Hyksos, vous allez assassiner Ahotep, souveraine des Deux Terres. Je ne sollicite qu’une faveur : épargne le paysan qui a été contraint de m’accompagner.
Ahotep espérait sauver Séqen, Séqen ne laisserait pas les soudards hyksos poser les mains sur son épouse.
Le gouverneur d’Edfou s’agenouilla.
— Je suis votre serviteur, Majesté. Commandez, et j’obéirai.
Les policiers imitèrent Emheb.
— Ce ne sont pas des Hyksos, explique-t-il, mais des Égyptiens. Un à un, j’ai fait éliminer les sbires de l’occupant pour les remplacer par mes hommes, tout en faisant croire à l’empereur que la ville lui était totalement soumise. Puisque je me suis affirmé comme son allié, il m’a attribué la tâche de mettre la région en coupe réglée et de lui verser des impôts de plus en plus lourds. Mon unique espoir consistait à lancer une offensive, certes vouée à l’échec, mais qui nous permettrait de mourir dignement.
— Relève-toi, gouverneur.
L’émotion d’Emheb était perceptible.
— Dois-je comprendre, Majesté, que Thèbes est intacte et prête à combattre ?
— Oublie ton attaque suicide. Pour former une véritable armée, il nous faudra patience et respect du secret.
— Je suis votre homme, Majesté !
— Pas seulement le mien, Emheb. Tu es en présence de mon époux, le pharaon Séqen.
Ahotep crut que le corpulent gouverneur allait défaillir.
— Un roi… Nous avons un roi ! Majesté, vous êtes porteuse de miracles !
— Dans l’immédiat, nous avons besoin d’onguents, de fards et de techniciens capables d’en produire.
Un large sourire anima le visage épanoui d’Emheb.
— Malgré leurs investigations, les Hyksos n’ont jamais trouvé mes caches d’encens et de styrax ! Je dispose aussi d’une belle réserve d’onguents de qualités diverses, et vous pourrez approvisionner le temple comme les particuliers. Quant aux fabricants, les meilleurs d’Égypte résident bien à Edfou. Plusieurs partiront pour Thèbes avec vous. Venez voir mes trésors… Ils n’attendaient qu’un nouveau couple royal !
Avec un enthousiasme communicatif, le gouverneur fit découvrir à ses hôtes les cryptes du sanctuaire où avaient été préservés encensoirs, vases et pots à onguents.
— Ne modifions rien, décida Ahotep. Les Hyksos doivent continuer à croire qu’Elkab est morte et qu’Edfou agonise.